Comment un journaliste de l’hebdomadaire « Gavroche » réussit à rentrer au Bal 1946


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Il s’agit ici d’un extrait de l’article du 4 juilet 1946 écrit par Jean LANNELONGUE , Journaliste à « Gavroche » hebdomadaire paraissant le jeudi. Les illustrations sont de Roger DAMERON.

Jean LANNELONGUE raconte comment, après s’être fait jeté à l’entrée, il a pu réussir à s’introduire par obstination, malice et agilité, dans le Bal des Quat’Z’Arts qui eut lieu le vendredi 28 juin 1946 à la salle Wagram.

Pour mémoire, le thème du Bal était cette année-là : « Au Camp d’Agememnon, les Héros Grecs célèbrent leur Victoire ».

« Après une interruption de sept années, le Bal des Quat’z-Arts devait revêtir l’autre samedi à la salle Wagram « un éclat tout particulier », comme il est traditionnel de l’écrire après, et de le croire avant.

Vous imaginez-vous sans peine combien mon intérêt fut éveillé lorsqu’un de mes amis me prévint : « Je peux peut-être te faire rentrer au Quat’z-Arts mais surtout ne dis pas que c’est moi »…

La proposition était inespérée : étranger à chacun des « Quat’z-Arts », il m’était impossible de rentrer sans montrer patte blanche, en l’occurrence une carte de »miché ». Et cette année, elles se vendaient de 3 à 7.000 francs, selon la tête du client. « Dame, il y a des frais », m’avait-on dit. Frais ou pas frais, je n’étais pas très chaud, et en admettant que j’eusse été le propriétaire d’une tête à 3.000 francs, il n’était pas question de faire supporter à un journal sympathique le fait que ma physionomie n’ait pas réussi à inspirer aux organisateurs des tarifs plus modestes.

Mon idée n’était pas neuve, mais elle était raisonnable.

Je me mis donc en devoir de suivre à la lettre les instructions de mon cicérone. Au jour dit, j’arrivai dans un atelier que le sentiment du secret professionnel et celui de plus urgent, de la sécurité de mon ami, m’interdisent d’indiquer plus nettement.

Il m’avait prévenu, quoiqu’en des termes plus entachés d’automatisme : « Dénude-toi ». Je savais aussi qu’une couleur quelconque, pourvu qu’elle fût originale, ne manquerait pas d’ajouter quelque attrait à un physique déja particulier : c’est pourquoi j’avais cru avoir atteint les limites du pittoresque, sous le prétexte que six tubes de rouge à lèvres, cinq flacons de teinture pour jambes et quatre centimètres carrés d’une étoffe chatoyante avaient contribué à parer mon anatomie.

Mais en arrivant à l’atelier j’étais un Puvis de Chavannes à côté de Van Goghs et de Gauguins rutilants. Et je compris ce que les manuels de savoir-vivre veulent dire, lorsqu’ils assurent que la véritable élégance, c’est de passer inaperçu. Ici, il était de bon ton d’être bon teint.

Un peu de terre de Sienne et de jaune de chrome ajoutèrent à mes couleurs locales et nous partîmes via le boulevard Saint-Germain. La nuit tombait. Les Béotiens et les existentialistes du Flore se demandèrent un moment si la Chambre des Députés n’était pas menacée. D’autres, plus logiques, pensèrent à une manifestation de la colonie bikinienne à Paris. Un car de police suivait, prêt à toute éventualité.

« Surtout, crie très fort et fais l’idiot avec les autres », m’avait recommandé mon ami, dans une langue dont je continue à donner ici une traduction approximative. Ainsi fis-je. Arrivé aux Champs-Elysées, j’étais aphone, et à peu près complètement épuisé.

Au commencement étaient les chicanes. Près de chaque chicane un cerbère. Flanquant chaque cerbère, trois ou quatre colosses passés au cirage.

« De quel atelier ? » hurla un cerbère dans mon oreille. Je lançai négligemment un nom quelconque, choisi pour sa consonnance peu compromettante . »Quel est ton dernier projet ? « . C’est sans hésitation que je répondis : « Oh ! passer un grand mois à la campagne ! ».

Cette étourderie devait m’être fatale. Le cerbère s’était penché sur mon déguisement. Il avait froncé les sourcils : « Hum ! travail d’amateur ! » Déjà, les esclaves étaient prêts. Moi aussi. Un long couloir défila très vite : je passai dans les mains robustes des nègres. Elles laissèrent leurs traces sur mon anatomie et jusque dans mon amour-propre.

Le bilan de la soirée était maigre : je trouvais à minuit, à peu près nu sur un trottoir, affamé, à environ 2 h 1/2 de marche de mon modeste logement, ayant perdu l’estime de ma ville natale, sans argent et sans tickets de métro.

Une forte éducation m’a donné la persévérance. Une idée fixe s’empara de moi : faire un « papier » sur les Quat’z-Arts.

Pour l’entrée principale, il était inutile d’insister. Les entrées latérales étaient condamnées et moi avec, pour peu que je continue quelques temps encore à me geler de la sorte. Je pensai un moment parcourir au pas de gymnastique le trajet Wagram-Parc Montsouris. J’écartai ce projet comme physiologiquement difficile à réaliser. Exercice pour exercice, je pris s’il m’est permis d’ainsi m’exprimer ce que j’avais sous la main : les toits.

Je grimpai les quatre étages d’une maison endormie, me glissait dans le grenier, me hissai sur un toit qui glissait et qui était en pente comme c’est l’usage dans les régions pluvieuses. De là je tirai mes plans d’assaut et je repérai avec précision mon itinéraire aérien.
Dans le grenier m’attendait un locataire armé jusqu’aux dents. C’était un comble. Mais ma tenue le rassura : « Vous comprenez, s’excusa-t-il, les enfants ont eu peur ! ».

Je redescendis, et, porté par la foi, je franchis trois corniches, escaladai deux murs, et ne connus pendant vingt bonnes minutes, d’autre moyen de locomotion que la marche à quatre pattes.

Arrivé sur le toit de mes convoitises, je pus voir les choses de haut. Je connus une minute rare. Par les ouvertures, me parvint un gaz hybride, mi-air, mi-fumée, qui me parut être un encens grisant. Mon corps douloureux, raidi par la fraîcheur des nuits de l’Ile-de-France, fut baigné d’une tiédeur douillette, et je pensai à cette histoire touchante du pauvre hère qui parfumait sa tranche de pain à la fumée odorante montant du soupirail de la rôtisserie.

Et puis, j’envisageai mon retour sur la terre ferme. Ce fut un coup très dur. Il n’était pas question de renouveler mon exploit. Et je m’aperçus avec terreur que le seul moyen de sortir de la salle Wagram, c’était d’abord d’y pénétrer. Une lame de fer tordue tint lieu de tournevis, un verrou sauta, et j’atterris sur une estrade où personne ne me demanda rien. J’évitai, quand même, la proximité des nègres : je me sentais, depuis mon expulsion, une âme d’esclave.

J’arrivai juste pour les concours. Prix de costume, prix de couple, prix de beauté. [….]»